Artemisia annua

Article publié par Alternatives Économiques.

Contre le coronavirus, les pays africains peuvent-ils promouvoir un remède à base de plantes issu de la médecine traditionnelle ? Une polémique à ce sujet révèle l’opposition entre deux modèles de santé.

Le 20 avril, alors que l’épidémie due au Covid-19 avait encore fait peu de victimes sur le continent africain, Andry Rajoelina, président de la République de Madagascar, présente à la presse un « remède traditionnel amélioré » baptisé Covid-Organics. Conçu à base de plantes médicinales, ce remède se prend en décoction, en infusion ou directement en bouteille, ce qu’il fait devant les caméras.

Le communiqué indique sans plus de précisions que le remède « made in Malagasy » est composé d’artemisia1 (en réalité d’Artemisia annua, une des espèces du genre Artemisia) et de plantes médicinales endémiques de Madagascar, et que « Madagascar produit la plus grande quantité et la meilleure qualité d’artémisia ».

L’initiative suscite l’intérêt de chefs d’Etat africains. Quelques jours plus tard, neuf d’entre eux sont réunis en visioconférence – épidémie oblige – pour écouter Andry Rajoelina vanter les vertus préventive et curative de son remède, « plus efficace et moins invasif que la chloroquine ». Quelques semaines plus tard, Madagascar livre gracieusement des caisses de Covid-Organics à une vingtaine de pays africains. Le 20 mai, le président haïtien autorise l’expérimentation du remède malgache en Haïti, et vante la « science africaine ».

Le sermon de l’OMS

Cette initiative ne soulève pourtant pas l’enthousiasme de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le 4 mai, l’institution genevoise rappelle, dans un communiqué en forme de mise en garde, que des essais doivent être réalisés avant toute utilisation à grande échelle, « même lorsque des traitements sont issus de la pratique traditionnelle et de la nature ». Madagascar conduit de tels essais sous l’autorité de l’Institut malgache de recherches appliquées (Imra)… mais la chronologie a été inversée entre les essais du Covid-Organics et sa diffusion. Le jour du lancement, l’Imra n’avait fait des essais que sur moins d’une dizaine de personnes. Le président malgache répond aux critiques en concluant : « C’est quoi le problème du Covid-Organics ? Le problème est qu’il vient d’Afrique. » Le Dr Jérôme Munyangi, scientifique congolais ayant consacré sa carrière à la recherche sur les réponses à apporter au paludisme, notamment par l’Artemisia annua, prône pour sa part des études rigoureuses pour déterminer l’efficacité de ce traitement.

En réalité, Artemisia annua n’est pas une nouvelle venue dans lutte antiparasitaire et antivirale. Utilisée depuis plus de deux mille ans dans le sud-ouest de la Chine, cette plante annuelle a donné lieu à d’intenses recherches pendant la guerre du Vietnam, menant à l’extraction en 1972 de l’un de ses principes actifs, baptisé artémisinine. Cette substance, dont l’étude a été sanctionnée par un prix Nobel de médecine en 2015, est utilisée dans les dernières thérapies contre le paludisme mises au point par l’industrie pharmaceutique. Cette plante a par ailleurs été largement utilisée en Chine pendant l’épidémie du Sars-CoV de 2002-2003, des études scientifiques ayant été dès lors réalisées, avec des résultats positifs.

Deux modèles en conflit

La réaction de l’OMS fait écho à la guerre de basse intensité qui oppose l’organisation multilatérale et certains laboratoires pharmaceutiques, d’une part, et les acteurs qui cherchent à promouvoir des solutions de santé à base de plantes, moins onéreuses, d’autre part. Les premiers déconseillent les monothérapies à base d’artémisinine, mais aussi d’Artemisia annua en infusion ou décoction, pour éviter l’accoutumance du parasite à la molécule. Ce faisant, ils entretiennent la confusion. En réalité, l’artemisinine n’est qu’une molécule parmi les dizaines que contient Artemisia annua, et aucune accoutumance de ce type n’a été remarquée au cours de siècles d’utilisation de la plante en décoction ou en infusion, ce qui n’est pas le cas de l’usage de médicaments contenant la seule molécule.

L’usage de l’Artemisia a prouvé son efficacité contre le paludisme lors de tests cliniques

En 2013, l’OMS avait pourtant élaboré et approuvé une Stratégie pour la médicine traditionnelle pour la décennie 2014-2023. Mais le budget de l’organisation multilatérale dépend de moins en moins des Etats et de plus en plus des donations publiques et privées. La Fondation Gates, connue pour sa proximité avec de grands groupes privés4, figurait par exemple au deuxième rang des donateurs, derrière les Etats-Unis, jusqu’en 2019. Cela pourrait expliquer l’évolution de la posture de l’OMS, d’autant que l’usage de l’Artemisia annua en décoction a rencontré un succès inattendu. En effet, ces dernières années, plusieurs dizaines de groupes de producteurs se sont constitués sur le continent africain, qui commercialisent des feuilles séchées d’Artemisia en sachets, en prévention et traitement du paludisme. Il existe même une Maison de l’Artemisia, association française créée en 2013 qui a mis en place un protocole garantissant la qualité du produit fini. Face aux nouvelles poussées de paludisme de ces dernières années, plusieurs Etats africains, comme la République démocratique du Congo et le Burundi, font désormais appel à cette solution. L’usage de la plante a d’ailleurs prouvé son efficacité contre le paludisme lors de tests cliniques randomisés en double aveugle5 conduits par le Dr Jérôme Munyangi en RDC.

Les débats entre défenseurs et détracteurs de l’Artemisia annua rappellent la différence profonde, tant sur le plan de la gestion sanitaire que sur le plan économique, entre l’approche dominante de la santé, dans laquelle les laboratoires pharmaceutiques sont les principaux producteurs et fournisseurs de services de santé, et l’approche de populations, d’acteurs locaux et d’Etats développant des modes de prévention et de traitement adaptés à des ressources locales peu abondantes, que ce soit en termes industriels ou économiques. Ces derniers rejoignent d’ailleurs la préoccupation d’une partie croissante de la population occidentale désirant se réapproprier sa propre santé et devenir moins dépendante d’une industrie pharmaco-chimique devenue suspecte de défendre de puissants intérêts privés.

L’OMS soulignait cependant dans son document de stratégie de 2013 que « la médecine traditionnelle (MT) (…) constitue un pan important et souvent sous-estimé des soins de santé. Elle existe dans quasiment tous les pays du monde (…). La MT, dont la qualité, la sécurité et l’efficacité sont avérées, participe à la réalisation de l’objectif d’un accès aux soins universel ». Or, cette médecine traditionnelle est souvent à base de plantes.

Une solution d’urgence

L’utilisation d’Artemisia annua, une espèce maintenant répandue sur tous les continents et dont l’innocuité est garantie par des siècles d’utilisation (des textes chinois anciens atteste son utilisation depuis au moins deux mille ans), paraît donc intéressante à un moment où l’industrie pharmaceutique ne peut fournir ni médicament ni vaccin ayant une efficacité prouvée contre les symptômes du Covid-19. En France, la Maison de l’Artemisia, associée à un groupe de scientifiques, a d’ailleurs écrit dès le 23 mars aux autorités françaises en leur suggérant de faire effectuer des tests cliniques par le service de santé des armées afin d’apprécier la sécurité́ du traitement, le délai de soulagement des symptômes respiratoires et ses effets secondaires éventuels. Un courrier resté sans suite.

L’Afrique paie depuis des décennies un lourd tribut au paludisme, et l’Artemisia y a déjà sauvé des milliers de vies

En l’absence de réponse du gouvernement français, la Maison de l’Artemisia a transmis sa proposition aux ministères de la Santé d’Etats africains, dont plusieurs ont répondu rapidement. Un bureau d’études du Rwanda a d’ailleurs pris le relais de la proposition d’essais cliniques. Il faut dire que l’Afrique paie depuis des décennies un lourd tribut au paludisme, avec 94 % des décès en 2018 (soit plus de 380 000 morts, davantage annuellement que le nombre de décès du Covid-19 fin mai 2020 au niveau mondial). Et que l’Artemisia annua et l’Artemisia afra (une espèce pérenne et endémique africaine qui s’est également révélée efficace contre le paludisme) y ont déjà sauvé des milliers de vies.  Cet antécédent explique d’ailleurs le niveau élevé de la production d’Artemisia annua à Madagascar.

Les controverses derrière l’usage de l’Artemisia annua dans la lutte contre le Covid-19 renvoient donc à plusieurs dimensions : l’opportunité politique pour Madagascar et d’autres Etats de faire valoir une solution « africaine », le besoin d’une réponse adaptée à une situation d’urgence et aux faibles moyens des populations et de certains Etats et, enfin, les incompréhensions, voire les conflits d’intérêt, entre une approche basée sur l’industrie pharmaceutique et un usage traditionnel de la médecine, dans lequel les plantes jouent un rôle essentiel.

Pierre Johnson, pour Alternatives Economiques, le 21/07/2020

Sur le même sujet : Artemisia : une plante, des femmes et des hommes contre le paludisme

Notes

1. Artemisia est le nom d’une famille botanique – désignée en français par « armoise » –  très nombreuse, qui appartient à celle des astéracées, comme les pâquerettes ou le pissenlit. On a pris l’habitude de parler de l’Artemisia comme d’une espèce, quand en réalité il s’agit d’une famille (ou genre, dans le langage botanique) qui comprend au moins 500 espèces. La présidence malgache aurait dû, en toute rigueur, parler dans son communiqué d’Artemisia annua, pour identifier cette espèce.
2. Endémique : désigne une espèce ou une famille d’espèces qui n’est présente naturellement que dans une région géographique délimitée.
3. Le nombre de paysans cultivant l’Artemisia annua à Madagascar est estimé à environ 10 000.
4. Lire par exemple Lionel Astruc, L’art de la fausse générosité. La Fondation Bill et Melinda Gates. Récit d’investigation. Actes Sud, 2019.
5. Ce type de tests constitue le standard pour le développement d’un nouveau médicament ou traitement médical. Il suppose une base suffisante de personnes testées, et que celles-ci ne sachent pas si elles prennent le traitement dont on vérifie l‘efficacité ou un placebo. Ceux qui réalisent le test ignorent également à qui est administré le traitement ou le placebo.
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